La Science-Fiction parle de choses qui n’existent pas, même si c’est une banalité de dire « elle ne parle que du présent »1Drogues imaginaires et expérience psychédélique dans la littérature de Science-Fiction. Autour d’un entretien avec l’auteur Roland Wagner Anita Torres

Récemment, j’ai lu une vingtaine d’articles qui explorent les formes de vie non humaines dans la littérature de science-fiction et que j’avais envie de partager. Mes différent résumés et notes de lectures s’articuleront en un article publié en plusieurs parties qui seront autant d’idées de lectures pour celles et ceux qui ont envie d’explorer l’Autre avec un grand A, à l’heure où “l’autre” (l’ami, le compagnon ou la compagne, le voisin, celui d’en face, d’à-côté, de l’autre côté de la frontière ou du monde) semble devenir, pour nos sociétés, un point de fracture existentielle.

La science-fiction propose un large éventail de conceptions de l’Autre comme miroir de l’altérité. A travers l’exploration de formes de vie extraterrestres -sensiblement, moyennement ou radicalement différentes- elle confronte le lecteur aux frontières de l’intelligence, de la biologie et de la conscience. Dans cette première partie, je présenterai 2 premiers articles et une série de romans ou cycles de romans, cités dans ces derniers, en guise d’introduction à ce voyage en terre science-fictionnelle auquel je vous invite.

Chapitre 1 – Introduction

L’article Aliens in Science Fiction: What’s “Out There” has always reflected what’s “In Here”2https://pshares.org/blog/aliens-in-science-fiction-whats-out-there-has-always-reflected-whats-in-here de Joelle Renstrom (2016) a tout d’abord retenu mon attention par son titre. Comme dans la réflexion d’Anita Torres reprise ci-avant, ce dernier rappelle que tout ce que nous imaginons n’est, de facto, qu’un reflet de notre propre champ de compréhension : tout récit, même celui d’une forme de vie radicalement autre, finit par revenir à des concepts que nous pouvons appréhender et que nous projetons de nous-mêmes : la véritable altérité nous reste inaccessible. Et, paradoxalement, je dirais que les propositions où la différence me semble la plus difficile à conceptualiser ne résident pas forcément dans la présentation d’une étrangeté flagrante, ni dans la création d’une race située à l’extrémité de ce que je peux à peine concevoir comme vivant, mais dans des variations subtiles de sociétés bien humaines, placées dans des contextes décalés et dont les mœurs singulières peuvent produire des effets bien plus puissants que les concepts radicalement exotiques (mais j’y reviendrai). Si Joelle Renstrom ne développe finalement pas vraiment ce point par une réflexion soutenue, l’autrice semble montrer, en filigrane, que chaque rencontre avec l’Autre en science-fiction devient un prétexte pour exposer ce qui est en nous, questionnant à la fois nos valeurs, nos faiblesses et nos visions du monde.

  • Les extraterrestres comme miroir des peurs humaines : où l’autrice suggère que les créatures extraterrestres incarnent nos angoisses, notamment la domination et l’invasion, comme dans La Guerre des mondes de H.G. Wells, où les Martiens sont des prédateurs impitoyables, reflétant les pratiques impérialistes humaines.
  • Les erreurs humaines reproduites ailleurs : Dans Les Chroniques martiennes de Ray Bradbury, l’autrice montre que les humains, en colonisant Mars, projettent leurs défauts sur un autre monde. Les Martiens deviennent ici un peuple pacifique et spirituel, en contraste avec les humains destructeurs, qui emportent avec eux leur propension à exploiter et à anéantir.
  • La manipulation et la perte d’individualité : Avec The Puppet Masters de Heinlein, les extraterrestres reflètent la peur de la soumission et de la perte de libre arbitre, en symbolisant des forces extérieures qui nous dominent et nous influencent à notre insu.
  • Une altérité qui transforme l’individualité en un espace partagé : Dans L’Homme démoli d’Alfred Bester, l’autrice évoque la télépathie comme une forme d’altérité qui interroge le concept de l’individualité, en suggérant que l’inconnu peut déstabiliser ce que nous considérons comme une frontière fondamentale entre soi et autrui.
  • La crainte de l’uniformité et de la perte d’émotions : Enfin, dans L’Invasion des profanateurs de Jack Finney, les extraterrestres sans émotions révèlent la peur d’une société déshumanisée, où l’individu est effacé par une conformité glaciale, reflétant nos propres dérives vers l’uniformité.

Ainsi, entre les métaphores qui incarnent nos propres angoisses, espoirs et questionnements sur l’existence, ce qui est « là-bas » n’est finalement que ce que nous reconnaissons et réinventons de ce qui est « ici ».

Représenter l’extraterrestre, le faire vivre au lecteur, est la contribution essentielle de la science-fiction3Effing the Ineffable. Gregory Benford,

Dans son article Self and Other in SF: Alien Encounters4https://philosophy.as.uky.edu/sites/default/files/Self%20and%20Other%20in%20SF%20-%20Alien%20Encounters%20-%20Carl%20D.%20Malmgren.pdf, Carl D. Malmgren soutient, lui aussi, que les rencontres extraterrestres dans la SF révèlent autant sur la nature humaine que sur l’extraterrestre lui-même : un miroir qui explore les aspects de notre identité et de nos valeurs humaines. Cependant, il va distinguer les extraterrestres « anthropocentriques » de ceux « radicalement étrangers ». Pour ce faire il va proposer 2 types de rencontres extraterrestres qui, selon lui, apparaissent en science-fiction et qui seraient différenciées par la façon dont nous les appréhendons et les intégrons à notre compréhension.

  • La rencontre extrapolative : qui se base sur des paradigmes humains et scientifiques déjà connus. Ici, l’extraterrestre « anthropocentrique » possède des traits humains, même s’il est « plus » ou « moins » humain que nous. Cette approche rend l’extraterrestre accessible et appropriable, car nous pouvons facilement lui attribuer des caractéristiques familières, en le transformant en un miroir de notre propre humanité.
  • La rencontre spéculative : qui en revanche, résiste à toute appropriation et refuse d’être circonscrite par des concepts humains. Cette rencontre suggère l’existence de quelque chose d’authentiquement non-humain, d’inaccessible, jouant ainsi sur des notions de transcendance et de mystère. Dans sa forme la plus aboutie, elle propose que l’univers pourrait rester inconnaissable pour l’esprit humain, et que sa « structure morale » même pourrait échapper à jamais à notre compréhension.

Pour Malmgren, cette tension entre l’Autre que nous reconnaissons et celui qui nous reste fondamentalement inaccessible (à la limite de l’accessibilité) ouvre un champ de questionnement nouveau, où la rencontre extraterrestre en science-fiction devient aussi une manière de sonder l’insondable de notre propre perception, ou, tout du moins, prendre conscience qu’il existe. En analysant des textes qui repoussent cette exploration de l’altérité jusqu’à ses limites (aux limites de la compréhension), Malmgren montre que certains auteurs et autrices tentent de représenter, avec plus ou moins de réussite suivant le public, une forme de vie véritablement étrangère, qui défie toute comparaison humaine. Parmi les œuvres citées dans son article, 3 œuvres que je traduirais en concept clé spécifique :

  • La Hiérarchie de l’Étrangeté : Orson Scott Card, dans sa trilogie Ender’s Game, introduit une hiérarchie des altérités allant du connu au totalement étranger. Cette hiérarchie montre des degrés d’altérité avec des catégories allant de l’allié potentiel (« raman ») à l’entité incompréhensible (« varelse »), renforçant l’idée que certaines formes d’altérité sont totalement inaccessibles aux humains.
  • Conception et limitations humaines : Stanisław Lem, dans Solaris, critique la tendance humaine à anthropomorphiser, montrant que les humains projettent leurs propres peurs et biais sur l’Autre. L’oeuvre révèlent l’incapacité humaine à appréhender pleinement ce qui est réellement « alien ».
  • Aliens spéculatifs et questionnement religieux : Gregory Benford tentent, dans plusieurs écrits, de représenter des extraterrestres véritablement étrangers, souvent comparés à des entités divines, soulignant ainsi une transcendance difficile à saisir, au-delà de la compréhension humaine. La rencontre spéculative résiste finalement à l’appropriation, refuse d’être « nommée ». Insistant sur la possibilité de quelque chose d’extrahumain, de non-humain ou de métahumain, elle joue nécessairement sûr et avec les idées religieuses de foi, de transcendance et d’apothéose.

Tout au long de son article, Malmgren cite d’ailleurs plusieurs fois l’écrivain américain de hardSF, Gregory Benford, physicien spécialiste de la physique des plasmas et professeur de physique à l’Université d’Irvine en Californie. Dans deux de ses essais (Effing the Ineffable: an Essay et Aliens and Knowability: A Scientist’s Perspective – que je n’ai malheureusement pas pu me procurer5les citations suivantes se trouvent donc toutes dans l’articles de Malmgren), Benford insiste sur le fait que, dans sa forme la plus extrême, la rencontre spéculative suggère que l’univers pourrait être inconnaissable, et que sa structure « morale » pourrait à jamais échapper à la compréhension humaine, même au niveau le plus élémentaire, participant ainsi d’une « étrangeté essentielle ». Cependant, il ajoute que la « science » dans la SF représente « le savoir », soit la possibilité d’obtenir une certaine prise, aussi fragile soit-elle, sur l’inconnu. L’extraterrestre véritablement étranger est destiné à être « ingéré », dans le cas idéal, le lecteur fera l’expérience d’une transfiguration qui interroge et remet en question toutes les hypothèses et croyances humaines. A noter que Malmgren se réfère encore à d’autres récits de science-fiction qui pourraient vous intéresser, entre autres : His Master’s Voice de Stanisław Lem ; Needle de Hal Clement ; Childhood’s End de Arthur C. Clarke ; I Have No Mouth, and I Must Scream de Harlan Ellison ; If the Stars Are Gods de Gregory Benford et Gordon Eklund…

Dans la deuxième partie de cette introduction, nous parlerons du vivant, de formes de vie qui échappent à ses paradigmes conceptuels et biologiques établis, d’altérités lexical et irréductible, de « novum », de réalités hypothétiques et des Interfaces d’Imagination.

Sommaire prévisionnel

Plan provisoire des prochaines publications de l'article. Il sera mis à jour au fur et à mesure.

  • Partie 1 - Introduction #1 | Miroir de nos identités
  • Partie 2 - Introduction #2 | Interfaces d’Imagination
  • Partie 3 - Paradigmes de l’altérité comme miroir des peurs et aspirations humaines (à paraitre)
  • Partie 4 - Paradigmes de la communication et des barrières culturelles (à paraitre)
  • Partie 5 - Paradigmes biologiques et morphologiques : la diversité du vivant (à paraitre)
  • Partie 6 - Paradigmes de la cohabitation et de la domination interespèces (à paraitre)
  • Partie 7 - Paradigmes du mystère et de l’inaccessibilité : La fascination pour l'inconnu (à paraitre)
  • Partie 8 - Paradigmes pour des futurs alternatifs et durables (à paraitre)
  • Partie 9 -  Conclusion (à paraitre)