General fiction is pretty much about ways that people get into problems and screw their lives up.
Science fiction is about everything else.1La littérature générale parle essentiellement des façons dont les gens se mettent dans des problèmes et gâchent leur vie. La science-fiction, elle, parle de tout le reste.
Attribué à Marvin Minsky

Posons un postulat pour dire : voilà de quoi je parle lorsque je parle de science-fiction. Voilà les « conditions de la question ».

Sur la page du site dédiée à ce qui pourrait être une « définition » de la science-fiction sont rassemblées une série de phrases, plus ou moins longues, prononcées ou écrites par une variété de personnes plus ou moins connues. Toutes ces pensées, parfois contradictoires et avec lesquelles je suis plus ou moins d’accord selon le moment ou le lieu où je les lis ou relis, toutes me sont également chères. Je me servirai donc dans cette liste, qui continuera de grandir, et suivant l’instant, je prendrai ce qui me paraîtra le plus judicieux. Par exemple, je pourrai citer K Dick lorsqu’il dit : « Je pense que le Dr Willis McNelly de l’Université d’État de Californie à Fullerton l’a bien exprimé lorsqu’il a dit que le véritable protagoniste d’une histoire ou d’un roman de SF est une idée et non une personne… »2 Philippe K. Dick – Lettre 14 mai 1981 ou John Rieder quand il propose que « La multiplicité des définitions de la science-fiction ne reflète pas une confusion répandue partout au sujet de ce que serait la science-fiction, mais résulte plutôt d’une variété de motivations que les définitions viennent exprimer, et les nombreuses manières d’intervenir dans la production, distribution et réception du genre qu’elles poursuivent… »3John Rieder – De l’avantage (ou non) de définir la science-fiction.

Comme pour d’autres, mon idée de ce que pourrait être la science-fiction se définit plutôt en creux : je sais un peu mieux ce par quoi la SF ne peut être incarnée ou ce dans quoi elle ne peut s’insérer. Elle n’est pas une simple extrapolation technologique, bien que cela puisse en faire partie. Elle n’est pas non plus un pur exercice d’imaginaire, bien que l’évasion soit souvent un effet secondaire recherché ou bienvenu. La science-fiction ne se limite pas à des univers futurs, pas plus qu’elle n’est nécessairement un commentaire social déguisé. Elle ne peut être réduite à un de ses multiples composants : elle n’est pas une fraction, mais elle n’est pas non plus un tout.

Je suis d’accord pour dire que la science-fiction est cette tension constante entre sa définition et son hors champ, un espace de négociation entre l’hic et nunc4Ici et maintenant et l’Illic et tunc5là-bas et alors, le familier et l’altérité, entre les certitudes d’une époque et les spéculations que cette dernière fait émerger.

“Science fiction is hard to define because it is the literature of change and it changes while you are trying to define it.”
Tom Shippey6dans “The SF Book of Lists,” p.258, ed. Malcolm Edwards & Maxim Jakubowski – 1982

Comme le dit Tom Shippey, en tant que « littérature du changement », la science-fiction explore les transformations technologiques, sociales et culturelles, ce qui rend sa définition complexe et en constante évolution. Ainsi, toute tentative de définition risque de devenir incomplètes ou inadéquates pour englober les nouvelles dimensions que le genre adopte avec le temps.

Cette réflexion trouve un écho dans les propos de John Rieder, qui, dans son article « De l’avantage (ou non) de définir la science-fiction« ​, souligne que la science-fiction n’a pas une essence fixe, mais est façonnée par les usages, les contextes et les interprétations qui la relient à un moment donné. Il suggère que la science-fiction n’est pas un ensemble de textes, mais plutôt une manière d’utiliser et de relier ces textes entre eux. Pour Rieder, attribuer une identité science-fictionnelle à une œuvre n’est pas un acte neutre : c’est une intervention qui modifie la manière dont cette œuvre est perçue, l’inscrivant dans des réseaux spécifiques de lecture et d’interprétation.

Ainsi, nos tentatives pour comprendre et organiser le réel – ou un genre comme la science-fiction – participent elles-mêmes à sa transformation, inscrivant dans le monde les traces de nos perceptions et de nos interprétations. À l’image de la science-fiction, dont chaque nouvelle définition influe sur son histoire et sa réception, le processus de fragmentation et de recomposition devient un acte créatif autant qu’un acte analytique. J’imagine que c’est cela qui fera dire à Damon Knight en 1954 : « Science fiction […] means what we point to when we say it »7Search of Wonder: Essays on Modern Science Fiction. Advent Publishers. 1956. pp. page 1 ou à Norman Spinrad en 1974 : « Science fiction is anything published as science fiction »8Modern Science Fiction (dans l’introduction de Norman Spinrad). Anchor Press 1974 ou plus récemment à Mark Bould et Sherryl Vint :

Il n’existe rien qui puisse s’appeler science-fiction […] les genres ne sont jamais, comme on le perçoit fréquemment, des objets qui existent quelque part dans le monde et qui, par conséquent, sont étudiés par les critiques des genres ; ce sont plutôt des constructions ténues, fluides, produites par l’interaction d’une grande variété de pratiques et d’assertions des écrivains, producteurs, distributeurs, marketeurs, lecteurs, fans, critiques et autres agents discursifs.9Cité dans John Rieder, « De l’avantage (ou non) de définir la science-fiction : théorie des genres, science-fiction et Histoire », ReS Futurae [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 03 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/resf/489

Ceci étant posé, il y avait malgré tout quelque chose dont on parle assez peu je crois et qui est pourtant, pour moi, à l’origine de certaines incompréhensions, source de qui pro et de biais. Ça n’est pas très important car, au final, même si cela a influencé et continue d’influencer toute la science-fiction francophone (dans quelle mesure, il est impossible de le savoir), les choses sont maintenant ce qu’elles sont. Je dirai donc que c’est un simple hypothétique constat que je fais, rien de plus.

Il ne faudrait pas oublier, incidemment, que l’histoire et l’évolution de la science moderne tiennent dans le fait que nous sommes devenus capables de traiter de concepts de plus en plus vagues et indéfinis d’une façon de plus en plus précise et rigoureuse. D’une certaine manière, la science-fiction constitue le prolongement de ce processus : c’est notre rôle à nous, écrivains de science-fiction, que de prendre en compte quelques-uns de ces concepts les plus indéfinis, parmi lesquels je citerai aujourd’hui : l’être humain.

John Brunner – L’effet science-fiction – Igor Bogdanov Grichka Bogdanov

Le boulot de la science-fiction n’est pas de prédire la voiture, mais les embouteillages

Frederik Pohl

Une nouvelle société est générée dans l’esprit de l’auteur qui produit un choc convulsif dans l’esprit du lecteur – un choc de « méconnaissance », afin qu’il sache qu’il n’est pas dans le monde de l’ici et maintenant. Pour être efficaces, il [Philip K Dick] a estimé que les idées « disloquantes » devaient être nouvelles et que cette créativité est l’une des caractéristiques qui distinguaient la science-fiction de la fiction littéraire.

John Folk-Williams – Philippe K. Dick

La science-fiction est quelque chose qui pourrait se produire – et la plupart du temps, vous n’en auriez pas envie

Arthur C. Clarke

Utiliser la science-fiction pour bricoler des métaphores sur des thèmes familiers revient à la dévoyer ; c’est comme prendre un microscope pour s’en servir de presse-papier.

Greg Egan (interview, Bifrost 88)

A quoi sert la science-fiction? A nous expliquer de quoi l’avenir ne sera –peut-être– pas fait

Jean-Laurent Cassely

Un peu d’histoire

Bien que l’apparition du terme « science fiction » en anglais soit généralement attribué à l’auteur William Wilson en 185110Les origines de la critique de science-fiction : de Kepler à Wells – Arthur B. Evans – Res Futurae #1 et qu’il se popularise dans les pays anglophone au début du XXème siècle, son adoption en français a été plus tardive. Á la même époque, des expressions telles que roman ou merveilleux scientifique étaient couramment utilisées en France pour décrire des œuvres mêlant science et imagination11Le merveilleux-scientifique dans le paysage littéraire français – Le Blog Gallica. Par exemple, Maurice Renard, dans son article « Du roman merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès« 12Traduction française dans la revue Res Futurae #11 (2018) : https://journals.openedition.org/resf/1201 publié en 1909, plaide déjà pour une littérature qui allie fiction et science.

Dans les années 1920, la popularité croissante des magazines américains dédiés à la science-fiction, tels qu’Amazing Stories fondé en 1926 par Hugo Gernsback, a sans doute eu un impact sur le lectorat français (le fait qu’en 1927, une lettre intitulé « Remember that Jules Verne was a sort of Shakespeare in science fiction » y soit publiée13De la science dans la fiction à la science-fiction – Parcours d’œuvres de Jules Verne à nos jours – Conférence de Luce Roudier, peut certainement avoir attiré l’attention). Par la suite, des traductions et des articles sur ces publications ont certainement introduit et imposé peu à peu le terme « science fiction » dans le vocabulaire francophone (par exemple, le magazine français Sciences et Voyages a publié des traductions d’histoires de science-fiction américaines, familiarisant ainsi le public francophone avec le genre.

Il est à noter que, l’auteur américain Robert A. Heinlein (entre autres) plaida en faveur du concept de « Speculative Fiction »14Voir « On the Writing of Speculative Fiction » paru en 1947. On lui reconnaît même parfois le fait que ce terme ait continué a être régulièrement utilisé, en parallèle du terme de science-fiction, jusqu’aux années 1960. Peu à peu la « fiction spéculative » est devenue, pour certains, un terme générique englobant des récits qui s’écartent de la réalité connue pour explorer des « possibles imaginaires » (et qui pourrait donc inclure la science-fiction, la fantasy, le fantastique, l’uchronie et d’autres sous-genres qui spéculent sur des réalités alternatives).

Ainsi donc, dans les années 1950, des collections comme « Présence du Futur » (Denoël) et « Le Rayon Fantastique » (Gallimard/Hachette) ont promu des œuvres sous le label « science-fiction »15Introduction. La science-fiction française des années 1950 : Rupture ou hybridation ? Non, retrouvailles – Gérard Klein. Cela a très certainement permis de structurer le marché et de rendre le genre immédiatement identifiable par les lecteurs. Le terme devenait ainsi un outil pour segmenter un public spécifique dans les librairies et bibliothèques, préserver la cohérence avec l’original et capitaliser sur la popularité du genre à l’échelle internationale. En ajoutant un petit trait d’union typographique, quelqu’un s’est dit, sans doute pour de très bonnes ou mauvaises raisons (il y a bien du y avoir un « premier » quelqu’un) : voilà, emballé c’est pesé, circulez, y’a rien à voir. Et pourtant.

Science-fiction, le malentendu

Entre la langue anglaise et la langue française, de nombreux mots ont et continuent de voyager. La langue française s’est ainsi dotée de toute une série d’anglicismes (week-end, crash, stop, test…) dont certains, comme boulingrin, ont tellement vieilli et évolué qu’on en a presque oublié leur origine anglaise. Mais certains anglicismes, au fil de leur intégration dans la langue française, prennent également un sens différent de celui qu’ils avaient en anglais, devenant ainsi des faux amis : smoking (qui désigne l’acte de fumer en anglais, alors qu’en français il s’agit d’un vêtement, le tuxedo), conference (qui signifie colloque en anglais, alors que « conférence » en français se traduit par « lecture » en anglais), pull-over (se ranger sur le côté de la route) ou encore parking (l’action de se garer et non un lieu spécifique) etc.

Dans ce contexte, science-fiction se situe à un croisement entre l’anglicisme et le faux ami. En tant qu’anglicisme, le terme a été emprunté directement de l’anglais, avec une simple adaptation typographique (l’ajout d’un trait d’union). Mais en tant que faux ami, il a subi un glissement sémantique : bien que sa forme reste identique dans les deux langues, et précisément à cause de cela (en raison de l’inversion typique des mots en anglais), son interprétation a évolué différemment. Ce changement s’est ensuite répercuté de manière inconsciente sur la perception même du terme anglais par les francophones. Lorsque nous utilisons smoking en français, nous l’entendons comme un mot intégré à notre langue, sans que cela ne vienne altérer notre compréhension du mot anglais original. Mais avec science fiction, la situation est assez différente.

Pour un anglophone, « science fiction » -aujourd’hui expression figée possédant son sens propre- conserve sa nuance originelle de « fiction scientifique », une fiction qui s’appuie sur des extrapolations plausibles ou des bases rationnelles (pas forcément fantaisiste donc). Mais pour un francophone, même avec de bonnes notions d’anglais, la même locution tend souvent à conserver le sens français lorsqu’il prononce ou entend « science fiction » en anglais. Ce sens est celui « science fictionnelle », où la science est imaginée ou irréelle. La traduction correcte, fiction scientifique, tend alors à se perdre. Pour un francophone, même avec de bonnes notions d’anglais, cette même locution tend souvent à préserver le sens qu’elle a acquis en français : celui où la science est imaginée, irréelle, voire fantastique. Pour une personne francophone ayant une compréhension très limitée ou ne parlant pas l’anglais, non seulement le sens français est très éloigné, mais il y a une tendance naturelle à transférer directement le sens français au terme anglais. Ainsi, lorsqu’un Américain parle de science fiction avec un Français, l’objet de leur discussion ne recouvre pas exactement les mêmes réalités pour l’un et pour l’autre, sans que cette divergence soit toujours prise en compte.

Cette confusion linguistique ne me semble pas anodine. Elle a façonné et continue d’imprégner la perception publique du genre en français. A l’heure actuelle, il me semble assez évident que le grand public (en francophonie) associe « science-fiction » à une idée de science « fictive », d’imaginaire débridé, plutôt qu’à une fiction scientifique, ancrée dans une réflexion ou une extrapolation plausible des sciences (qui concernera plutôt la hardSF en français). Quant aux lecteurs assidus, aux auteur.es, aux chercheur.seuses et autres expert.es, je ne sais pas, je n’ai pas trouvé de textes qui en parlaient précisément. Mais aussi, qu’y aurait-il à dire de plus ? Un simple constat, assez facile à faire, mais qui est plutôt intuitif et dont on ne peut pas vraiment tenir compte pour tirer des conclusions étayées. On ne peut pas dire que la Hard SF soit une « spécialité » de la littérature de SF francophone par exemple, mais il y a tellement de facteurs qui interviennent dans cette perception collective, qu’un élément, pris séparément, ne suffirait pas à l’expliquer entièrement.

Il est intéressant également de noter que si le terme anglophone « science fiction » a été gardé plus ou moins tel quel en français, en allemand et dans la plupart des pays européens (avec parfois une coexistence avec une traduction locale, comme en Italie où le terme fantascienza demeure le terme prédominant dans l’usage quotidien par ex.), les situations différent pour d’autres pays. En russe, ça sera Nauchnaya Fantastika16научная фантастика, qui signifie littéralement « fantastique scientifique » (ou simplement « Fantastika »), en Hébreu : mada bidyoni17מדע בדיוני (science imaginaire). et en chinois on utilisera le terme Kēhuàn Xiǎoshuō18科幻小说 : science et imaginationn, alors qu’en japonnais, arabe et hindi, ça sera roman, fiction ou histoire scientifique qui seront privilégiés, reprenant plus fidèlement la terminologie anglophone en insistant sur la dimension narrative et scientifique (tout comme en coréen, indonésien, ou encore en turc, afrikaans ou Swahili…).

Genre et sous-genres de la SF(FF)

Si une définition plutôt « molle » du genre « science-fiction » dans son ensemble est généralement adoptée (la SF étant perçue comme un champ fluide; d’avantage définie par ses usages et ses relations intertextuelles que par des caractéristiques intrinsèques), ses « sous genres » (tels que le space opera, la hard SF, le cyberpunk ou encore la dystopie…) tendent à être nettement mieux circonscrits (et sans même entrer ici dans des débats comme celui de savoir si l’utopie ou l’anticipation, par exemple, ne seraient pas des champs en partie ou entièrement séparé de la science-fiction). Ces « sous-genres » clairement définis agissent comme des points d’ancrage dans un genre difficile à cerner. Ils permettent aux créateurs, éditeurs et publics de naviguer dans un espace littéraire complexe et de trouver des œuvres correspondant à des attentes spécifiques.

Mais j’y reviendrais sans doute dans un prochain article.