J’avais déjà publié le lien (sur le subreddit r/ScienceFiction_FR) de ce texte de Anne Pellus (agrégée de Lettres modernes et docteure en Arts du spectacle) paru dans la Revue Res Futurae en 2021. Je l’avais survolé, mais je ne l’avais pas encore lu. Faisant des recherches pour le moment sur le sujet, je vous partage mes notes.

Le résumé : Que font l’anticipation et la science-fiction à la danse contemporaine ? À la lumière de 3 œuvres spectaculaires, l’article tente de savoir dans quelle mesure la science-fiction et l’anticipation stimulent chez les chorégraphes l’invention de nouveaux corps possibles, par la subversion du rapport à la gravité ou à la bipédie (corporéités extraterrestres) ou par le devenir hybride de corps humains aux prises avec les machines (corporéités cybernétiques).

Note de lecture

L’article se penche sur la place marginale de la science-fiction dans le monde de la danse contemporaine en France, tout en explorant trois œuvres chorégraphiques récentes ayant emprunté des éléments de la science-fiction : « Théâtre des opérations » de Pierre Rigal, « ROBOT » de Blanca Li et « Kromos » d’Audrey Bodiguel et Julien Andujar. Il entame son analyse en remontant dans l’histoire de la danse occidentale, soulignant que si la fiction a toujours occupé une place centrale dans le ballet, elle s’est rarement aventurée vers l’anticipation scientifique ou la fiction philosophique.

En revenant sur l’histoire du ballet, Anne Pellus démontre que l’utilisation de la fiction dans cette forme spectaculaire était généralement allégorique, exotique, féerique ou fantastique, mais rarement critique ou utopique. Elle explique que, malgré les réformes du ballet au XVIIIe siècle et l’avènement du ballet romantique au XIXe siècle, la fiction dansante était souvent ancrée dans des récits mythologiques ou fantastiques, plutôt que dans des visions anticipatrices du futur.

En abordant le XXe siècle et la modernité, l’article souligne les rares incursions de la science-fiction dans la danse, surtout grâce à des artistes et des scénographes des premières avant-gardes, mettant en lumière des tentatives de fusion entre l’homme et la machine ou l’introduction de l’androïde dans des spectacles chorégraphiques. Cependant, il explique que malgré l’émergence de l’anticipation scientifique dans la littérature et le cinéma, la science-fiction demeure largement absente de la danse contemporaine.

Dans le contexte actuel de la danse contemporaine française, l’auteure explique que la fiction, en particulier la science-fiction, est généralement mise de côté au profit d’une approche plus axée sur la présence et la réalité. Elle souligne que si des collaborations entre danseurs et scientifiques sont fréquentes pour explorer les potentialités du mouvement humain, ces partenariats visent davantage la science sans la fiction. Enfin, l’article conclut, cette première partie, en mettant en lumière la rareté des projets chorégraphiques contemporains qui utilisent la science-fiction comme élément central, préférant se concentrer sur des explorations plus scientifiques et technologiques.

La deuxième partie présente les 3 spectacles artistes pré-cités, qui intègrent la science-fiction dans leur pratique artistique, cherchant à repousser les limites du mouvement et à interroger la relation entre le corps, la technologie et l’espace. Trois chorégraphes, en particulier, sont examinés dans cette optique :

  • « Théâtre des opérations » de Pierre Rigal explore le thème de la colonisation spatiale dans un paysage post-apocalyptique. Le spectacle cherche à utiliser la science-fiction pour interroger le mystère de la guerre et explore des états corporels différents, mais la dramaturgie se concentre sur une série de tableaux visuels.
  • Blanca Li, avec « ROBOT, » présente une œuvre multimédia impliquant huit danseurs, sept robots humanoïdes et dix automates musicaux. Cette création se penche sur la relation entre l’homme et la machine, examinant les incertitudes de l’humanité face aux avancées technologiques, mais la critique note que malgré la présence de véritables robots interagissant avec les danseurs, la représentation de la relation homme-machine reste majoritairement ludique sans véritable approfondissement politique ou critique.
  • « Kromos » d’Audrey Bodiguel et Julien Andujar explore le thème de la colonisation de Mars, envisageant les conséquences physiques et existentielles d’une telle aventure. Contrairement aux précédents exemples, « Kromos » établit une véritable narration à travers une action dramatique où l’anticipation est exploitée pour explorer des états corporels inédits, utilisant le langage verbal pour compenser ce qui ne peut être montré sur scène. Cette pièce burlesque met en scène la transformation des êtres humains sur Mars, proposant des corps fantasques et mutant progressivement, explorant une réinvention totale du corps humain.

En conclusion, Anne Pellus souligne que l’utilisation de la science-fiction dans la danse offre un potentiel spectaculaire et théâtral, mais encore « peu d’exploration politique ou critique ». Bien que les chorégraphes repoussent les limites des corps et de la technologie, l’article suggère qu’il reste encore beaucoup à découvrir dans ce domaine pour exploiter pleinement les possibilités de la science-fiction dans le domaine de la danse contemporaine.

Mon ressenti

Si l’auteure a bien pris soin de ne pas citer le terme « science-fiction » dans son titre, lui préférant des expressions comme « présence du futur », elle a néanmoins choisi d’y intégrer le terme précis de « danse contemporaine » (alors qu’elle aurait pu opter pour une formulation plus générale comme « arts chorégraphiques »). Elle semble consciente qu’en adoptant une vision, certes très rigide, de la danse — ou d’une volonté de cloisonnement des différentes formes artistiques —, on pourrait arguer qu’à l’inverse d’un certain théâtre fondé sur le texte (en opposition au théâtre postdramatique) ou de la danse-théâtre, la danse contemporaine est souvent perçue comme étant centrée sur les corps en mouvement et leur interaction avec l’espace. La fiction, quant à elle, étant généralement associée au récit, au textuel, aux arcs narratifs et aux personnages, il semble logique qu’elle soit moins exploitée dans un art qui privilégie l’exploration sensorielle et kinétique plutôt que narrative. En cherchant à s’émanciper des cadres traditionnels de représentation, la danse contemporaine peut même percevoir la fiction comme une contrainte ou une influence extérieure, éloignée de sa démarche axée sur l’instant présent et l’expérience corporelle.

De ces considérations découlerait naturellement le constat, personnel (je ne pense pas qu’il y ait d’études sur ce sujet) mais crédible, que formule l’auteure :

  • Il est rare que des chorégraphes contemporains aient recours à la « fiction ».
  • Encore plus rares sont ceux qui convoquent le « futur » dans une optique critique.
  • Enfin, lorsque la « science » est mobilisée, elle l’est souvent en dehors d’un cadre fictionnel (c’est « la science sans la fiction »).

Cela étant posé, il serait donc normal de constater que la danse contemporaine aurait tendance à « réduire » la SF à une esthétique (technologique, futuriste, spectaculaire) sans mobiliser ses potentialités spéculatives, utilisant des références à des éléments de SF (comme les robots ou les corps augmentés), mais généralement pour des effets visuels ou symboliques immédiats, sans s’inscrire dans une véritable interrogation sur les paradigmes sociétaux ou technologiques.

En résumant et en caricaturant mon impression, je dirais : Les trois exemples choisis par l’auteure illustrent un cercle logique qui limite la réflexion. Cela traduit une forme de tautologie implicite : en se fondant sur une définition de la danse contemporaine centrée sur le corps, l’espace et le mouvement, elle en constate les limites mais reste enfermée dans ce cadre. Or, si ces frontières ne sont pas fixées, l’objet même de « danse contemporaine » risque de se dissoudre dans des formes hybrides ou pluridisciplinaires. Cela pose un dilemme : soit on interroge la définition au risque de faire disparaître l’objet dans une nouvelle catégorie plus large, ce qui n’est pas l’objectif ici, soit on s’y tient, mais en acceptant les contraintes qu’elle impose. En ne remettant pas en cause cette définition, l’auteure se retrouve donc à regretter des limites qui en sont pourtant la conséquence directe.

Pourquoi l’exercice est-il malgré tout très intéressant ? En construisant une réflexion nourrie par de nombreuses sources, l’article offre une lecture digne d’intérêt. Mais surtout, en ne prônant ni une redéfinition ni un élargissement du concept de « danse contemporaine », l’auteur nous pousse à nous demander s’il serait possible d’imaginer l’impossible : penser une science-fiction forte qui s’inscrirait dans et au travers du corps, du mouvement et de l’espace. Comment un art sans narration pourrait-il intégrer des concepts propres à la science-fiction, non pas comme une simple esthétique ou un ornement visuel, mais comme une véritable force spéculative et réflexive ?

Cela ouvre la porte à une interrogation plus large : la danse contemporaine, en restant fidèle à ses fondements, peut-elle transcender ses propres frontières pour devenir un vecteur de pensée critique et futuriste ? En ce sens, l’article, par ses limites mêmes, suscite une réflexion stimulante sur les potentialités encore inexplorées de cet art.

L’article reste d’une longueur tout à fait raisonnable et est tout à fait accessible dans le cadre d’un article « de fond ». Il peut d’ailleurs se lire très rapidement, mais pour peu que le sujet de la danse vous intéresse, les nombreuses références vous donneront l’occasion de faire durer le plaisir. N’hésitez donc pas à le consulter dans son entièreté. Et comme lecture complémentaire, je vous conseille vivement Imaginer les chorégraphies technicisées présentes et à venir de Magali Uhl et Catherine Duchesneau qui analyse l’œuvre chorégraphique What Shall We Do Next ? de Julien Prévieux, en explorant comment les programmes des technologies modernes comme les smartphones, tablettes et ordinateurs influencent les gestes, mouvements et interactions quotidiennes, incorporant la technique dans le corps et redéfinissant les interactions sociales futures selon la vision de l’artiste.

Article original : https://journals.openedition.org/resf/9699
Visuel Background : image générée par IA à partir du visuel de Blanca Li – spectacle « ROBOT »

Anne Pellus

Agrégée de Lettres modernes et docteure en Arts du spectacle, Anne Pellus est aujourd’hui Maîtresse de Conférence en Danse à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, membre du laboratoire LLA-CREATIS et de l’Association des Chercheurs en danse (aCD). Nourrie par une expérience pratique de la danse et du théâtre en tant qu’interprète, elle s’intéresse aux processus d’hybridation expérimentés ces dernières années dans la danse contemporaine et à leur possible portée politique. Elle a dirigé l’ouvrage collectif « Danse et Politique. Luttes, corporéités, performativités » (Éditions universitaires de Dijon, 2020) et est l’auteure de « La Part des femmes. Fattoumi-Lamoureux« , essai publié aux Nouvelles éditions Place en janvier 2021.