II s’agit ici seulement de jeter quelques idées sur mon expérience personnelle du SoW (pourrait-on faire autrement ?). J’ai quelques article et texte à lire, je ferai donc très certainement des mises-à-jour plus ou moins régulières de ce work in progress.
« Le «Sense of Wonder», ce «sens de la merveille», ou de « l’émerveillement », fait partie de ces attributs les plus difficiles à cerner pour la science-fiction. L’écrivain et critique français Serge Lehman l’associe à une logique de vertige, de décentrement de perspective, et en a fait précédemment un indice de la nature « métaphysique » des objets de la science-fiction. Ces derniers seraient alors à la fois ancrés dans un certain réel, et impossibles à comprendre tout à fait »…*
Le SoW est un moment intime et personnel (quoi qu’il puisse, dans de rares cas me semble-t-il, se vivre à plusieurs) où un sentiment, résultant de contextes qui peuvent être très variés, s’empare de nous et nous fait perdre pied. Il n’y a pas vraiment de norme par rapport à la puissance, la nature et la durée de cet état. Mon expérience personnelle me fait dire qu’il découle souvent de nos questions existentielles, nos peurs primales, nos incompréhensions et nos pertes de ce que nous pensons être le « réel », nos émerveillements irrationnels (en tant que personne, mais aussi en tant qu’espèce ou civilisation)… Tout ce qui nous dépasse, qui dépasse notre pensée (à un moment ou à un autre) peut provoquer le SoW. C’est un moment puissant et intense où notre intellect comprend (ou croit entrevoir) quelque chose qui lui était, jusqu’alors, caché ; découvre de nouvelles sensations qui lui paraissent puissantes ; est perdu… Où la complétion automatique de notre cerveau s’enraie, où notre analyse a des ratés, où l’on « touche au divin », où notre imagination se libère, où l’on ressens avec le corps l’immensité de l’espace et du temps… Une libération ou au contraire une loop, une boucle dont l’esprit n’arrive pas à sortir, et où l’on perd pied…
« Regarde, […] et regarde bien ! Il faut prendre des leçons d’abîme ! », lance le professeur Lidenbrock à son neveu, pris par un vertige qu’il appelle le « mal de l’espace », en haut d’un clocher. À l’instar du spéléologue de « Voyage au centre de la Terre », qui entend entraîner son futur assistant pour lui permettre d’explorer avec lui les gouffres souterrains, les écrivains de science-fiction, lointains héritiers de Jules Verne, fournissent à leurs lecteurs des « leçons d’abîme ». Ceux-ci ressentent un peu de ce vertige face à des perspectives qui les dépassent, que ce soit l’immensité de l’espace et du temps, le devenir de l’espèce humaine ou simplement la perception du mouvement irrésistible du progrès scientifique. C’est ce vertige que les amateurs de science-fiction dénomment couramment le sense of wonder ».**
On peut bien entendu analyser, faire ressortir les schémas sous-jacents. Si l’on s’en tient à la littérature, comprendre comment l’auteur s’y est pris. Souvent, le SoW est amené, construit très en amont d’un climax qui se déclenchera à un moment ou à un autre suivant les lecteurs, ou sera latent plus ou moins longtemps, plus ou moins consciemment. Ou alors, comme je l’ai dit, c’est juste nous, notre histoire, notre rapport personnel à l’intrigue et certaines personnes vont avoir un SoW à un endroit où les autres auront des difficultés à même l’entrevoir.
Le SoW n’est pas réservé à la SF(FF) bien entendu, mais la Science-Fiction en est un bon pourvoyeur disons, puisqu’elle aime aborder des sujets qui dépassent notre conceptualisation, notre rationalisme, et qui interrogent notre monde, nos civilisations, notre place dans l’univers et parfois les fondements mêmes de ce dernier…
Le SoW reste une expérience, tout comme la science-fiction.
Et évidemment, plus on lit de SF, moins on est « vierge », naïf… face à certains type de structures (basiques) censées provoquer (ou qui nous ont déjà provoqué) un SoW. Mais, d’autres sensations peuvent être appréhendées alors, on est plus fin, d’autres portes s’ouvrent. Le SoW, c’est un peu la drogue du lecteur/spectateur de l’imaginaire. Il y a accoutumance, affaiblissement ou même un épuisement de la réponse à ce stimulus, au fur et à mesure que notre esprit y est confronté.
Je n’ai pas encore (re)lu attentivement « l’Art du Vertige » de Serge Lehman, mais s’il me fallait donner ma définition du SoW, son titre résume tout à fait mon ressenti. Je suis dernièrement tombé sur une note de lecture très récente de Terence Blake1Philosophe anglophone, spécialisé dans l’analyse critique de la philosophie contemporaine et des littératures spéculatives sous-titrée « Pour Une Littérature Vorticale » et qui m’a donnée envie de me repencher sur le texte de Lehman. L’auteur y présente « L’Art du vertige » comme une exploration profonde de la SF, mettant en lumière sa capacité à provoquer des expériences esthétiques et intellectuelles intenses, tout en réconciliant physique et métaphysique2Voir aussi « Du sense of wonder à la SF métaphysique » – Forum ActuSF à travers une logique analogique propre au genre.
En savoir plus :
- *Le chercheur face au fandom de SF : retour sur le fil M
- ** Émerveillement et « sense of wonder » : les leçons d’abîme de la science-fiction
- Lire “L’ART DU VERTIGE” de Serge Lehman (1): Un seul ou plusieurs vertiges – fatigue et efforts cognitifs
- Mardi SF «L’Art du vertige», Serge Lehman après l’abîme